PROLOGUE
Il déposa le papier sur la natte, la plume à côté de l'encrier, et releva la tête.
— S'envolent les fleurs, récita-t-il. S'envolera mon âme, et le paradis des guerriers l'accueillera.
Il y eut un instant de silence. Tous ceux qui se trouvaient là méditèrent sur la pensée de celui qui allait mourir.
— Très délicat, sire Irthan, dit enfin Tochi.
— Très belle comparaison, ajouta Lodhi-Nam.
— Je vous remercie.
— La mort humanise les plus fiers et les ennoblit, reprit Tochi.
Jetant un regard à l'enfant qui se tenait agenouillé à sa droite, les traits lisses et figés, il se demanda quelles pouvaient être les pensées de son fils qui, si jeune encore, assistait là à un rude spectacle. Le garçon ne semblait pas devoir faiblir. Son maintien raide, presque dédaigneux, donna confiance à son père.
— Le suicide du guerrier est une noble et antique tradition, venue de nos lointains ancêtres, déclara Irthan. Lodhi-Nam, vieux compagnon, il me serait agréable que tu m'assistes en mon ultime instant.
Lodhi-Nam se leva.
— C'est un grand honneur que tu me fais.
— Tu trancheras ma tête avec mon propre sabre.
— Oui.
Irthan saisit l'arme posée devant lui. Il la tira lentement du fourreau, en admira la lame. D'un geste sec, il la tendit à Lodhi-Nam.
Puis il parut s'absorber dans la contemplation du jardin, au bas de la véranda dont les portes ouvertes laissaient passer un vent frais.
— Amis, vous remercierez notre empereur, qui me permet de mourir par un aussi beau matin.
— Nous n'y manquerons pas, assura Tochi.
Irthan sourit, défit le haut de sa robe de soie. Lodhi-Nam s'était placé derrière lui. Il leva le sabre au-dessus de son épaule. Trancher la tête d'un guerrier tel que sire Irthan devait se faire avec élégance, sous peine de flétrir la noblesse du sacrifice.
Tochi regarda à nouveau son fils. Orbret était toujours impassible, et il apprécia la force de son caractère.
— Vois comment doit mourir un guerrier, dit-il. N'oublie jamais que l'instant de la mort ennoblit toute la vie.
— Oui, père, répondit l'enfant.
Bien que prononcées à voix basse, les paroles de Tochi et d'Orbret n'avaient pas échappé à Irthan.
— Approche, Orbret, ordonna le vieux guerrier.
Obéissant, le garçon s'avança à genoux.
— Quel âge as-tu ?
— Dix ans, seigneur, fit Orbret avec politesse.
— Es-tu courageux ?
— Oui, seigneur.
Irthan se tourna vers Tochi.
— Tous mes fils sont morts au combat. Je désire faire don de mon sabre à Orbret. Il le recevra de tes mains quand il atteindra son âge d'homme.
Le jeune Orbret ne put retenir un sursaut. Mais il sut dominer son émotion.
— Je vous remercie pour votre générosité, seigneur, dit-il en s'inclinant.
Irthan ne lui prêtait déjà plus attention. Alors il recula, toujours à genoux, et reprit place au côté de son père.
Avec des gestes emplis de solennité, Irthan acheva de dénuder sa poitrine. Il se pencha et saisit son poignard de combat. Il le sortit du fourreau et, comme il avait fait avec le sabre, en admira longuement la lame brillante, exempte de la plus infinitésimale trace de doigt.
— La vie du guerrier doit être pure, à l'image de ses armes, murmura Tochi.
Orbret inclina la tête sans répondre.
Irthan baisa la lame. Sans qu'aucun muscle de son visage ne tressaille, il passa le fil de l'acier sur le gras de son bras droit. Le sang se mit à couler. Orbret cilla. Irthan semblait réellement insensible à la douleur. Les yeux baissés, il palpait sa poitrine sous son sein gauche, à la recherche du point où pénétrerait le fer. Quand il l'eut trouvé, il sourit et retourna l'arme contre lui.
Une dernière fois, le guerrier contemplait son jardin, son étang, le pont qui l'enjambait et les pins qui étendaient leurs branches devant sa maison. Une dernière fois il respirait le parfum des fleurs de cerisier, écoutait le chant du coucou. Orbret eut conscience que ce moment était un adieu.
Il vit la brusque contraction des épaules quand sire Irthan s'enfonça la lame au plus profond de sa poitrine. Il ressentit une nausée mais se domina. Il faisait là son apprentissage de la mort, comme il faisait son apprentissage de la vie en la salle d'armes du manoir familial, sous la férule de Lodhi-Nam.
Pendant ce qui parut une éternité, sire Irthan demeura immobile, le corps à demi plié, les mains crispées sur le manche du poignard émergeant de sa chair. Il ouvrit la bouche. Un peu de sang en coula. D'un élan, il se redressa.
— Eiaiii !
Un cri rauque s'échappa de la bouche de Lodhi-Nam, et le sabre décrivit un éclair dans la pénombre de la pièce…
Orbret regarda la tête qui avait roulé sur le plancher ciré. Le corps supplicié s'affaissa. Lodhi-Nam se pencha pour ramasser un linge et essuya la lame souillée.
— Irthan est mort comme un vrai guerrier, murmura le vieux soldat.
— C'était un noble cœur et un homme d'un grand courage, ajouta Tochi.
Orbret fixait toujours le cadavre.
— Pourquoi l'empereur a-t-il exigé sa mort ? demanda-t-il timidement.
Ce fut Lodhi-Nam qui répondit, et sa voix était comme fêlée :
— Sire Irthan était notre ami. Mais il a trahi l'empereur.
Orbret fronça les sourcils. Son père lui effleura l'épaule.
— Il n'est qu'une seule chose importante, dans la vie d'un guerrier de l'empire de Soratahr, mon fils. C'est la loyauté envers l'empereur. Ne l'oublie jamais…
L'enfant regardait les rigoles de sang. L'une d'elles le fit penser à un fleuve allant vers la mer.
— Je n'oublierai pas, père, dit-il fermement.
*
* *
Wiolan Hazuka, maître de la province de Teraga, dans l'île de Kulin, la plus méridionale de l'empire de Soratahr, n'était pas un ivrogne. Mais c'était un gourmet. Il avait bien mangé, bien bu, et il laissait agréablement vagabonder ses pensées tout en admirant sans vergogne la fillette que la vieille maquerelle, d'un brusque mouvement, venait de pousser devant lui.
La jeune fille se prosterna aux pieds du seigneur. Wiolan Hazuka la laissa un long moment dans cette posture avant d'ordonner :
— Lève-toi !
Elle obéit et se tint immobile, le regard baissé. Le seigneur admira ses cheveux noirs de jais parfaitement lissés, la délicatesse de ses traits maquillés, ses fins sourcils, sa bouche rouge, ses yeux soulignés de bleu et de mauve. Elle portait sa robe de voile avec infiniment de grâce.
— Comment t'appelles-tu ?
— Zelmiane, seigneur, répondit-elle.
— Quel âge as-tu ?
— Douze ans, seigneur.
Un sourire erra sur la bouche jouisseuse de Wiolan Hazuka. La vieille se racla la gorge et intervint :
— Elle est jeune, mais elle est femme, puissant sire. Je l'ai instruite dans l'art de l'amour. Son éducation est parfaite. Elle chante, elle danse, elle connaît la poésie…
D'un geste, Wiolan Hazuka la fit taire. Il ricana, ce qui fit tressauter sa bedaine sous sa robe mordorée à demi ouverte.
— Une putain à ton image ! Une souillon qui sent la friture !
Ni l'entremetteuse, ni sa protégée ne répliquèrent. Le gros homme se souleva lourdement sur ses coussins.
— Orka ! appela-t-il.
Un des hommes d'armes qui se tenaient immobiles derrière lui, le sabre passé à la ceinture, se précipita.
— Oui, seigneur ?
— Comment trouvez-vous cette créature ? Croyez-vous qu'elle soit digne de partager ma couche ?
Le guerrier se tourna vers la jeune fille qui avait écouté, impassible mais le maintien modeste. Il la regarda avec un dédain qui n'était pas feint.
— Elle est belle, seigneur, et semble avoir reçu quelque éducation. Mais c'est une fille de rien !
Wiolan Hazuka savourait l'instant. Il devinait l'angoisse de la mère maquerelle, celle de Zelmiane. Son caprice déterminerait l'avenir de l'enfant et la fortune, ou du moins l'aisance passagère de son aînée. Il pouvait les chasser l'une et l'autre d'un simple geste. Elles iraient crever de faim dans quelque village. À moins que la vieille ne prostitue la jeune…
— Approche, Zelmiane ! ordonna-t-il.
À nouveau, la jeune fille s'avança.
— Plus près !
Elle obéit. Hazuka tendit le bras, saisit les pans de la robe. Il tira brutalement et arracha le vêtement. Zelmiane eut un frémissement, quand elle se retrouva nue, mais ne se déroba pas. Wiolan Hazuka caressa sa peau fraîche et soyeuse. Une bouffée de parfum lui vint aux narines. Il avait médit de la jeune fille. Elle ne sentait pas la friture.
— Connais-tu la façon de rendre un homme heureux ? demanda-t-il en insinuant la main entre les cuisses de l'enfant.
— Oui, seigneur.
— Sais-tu te montrer ardente ?
— Oui, seigneur.
— Obéissante ?
— Oui, seigneur.
Wiolan Hazuka écoutait à peine. Ses gros doigts jouaient avec le sexe de la fillette, caressant le duvet sombre qui ornait le pubis. La vieille n'avait pas menti. Zelmiane était femme, malgré son jeune âge.
Docile, elle s'offrait à la caresse du seigneur. Elle crispa brièvement les lèvres quand Wiolan la pénétra plus profondément, sans douceur, de son médius.
— C'est bien, murmura enfin le gros homme en retirant sa main.
Zelmiane s'inclina et, sans se rhabiller, recula, retournant s'agenouiller à côté de la vieille, les yeux baissés. Wiolan Hazuka la contempla quelques instants.
— Orka, demande à la vieille combien elle veut.
Le guerrier alla jusqu'à l'entremetteuse et se contenta de la regarder avec infiniment de dédain. La vieille murmura quelques mots, que Wiolan Hazuka ne comprit pas. Son garde revint les lui rapporter tout bas. Le seigneur éclata de rire.
— Tu veux être payée en blé, vieille folle ! s'exclama-t-il. As-tu perdu l’esprit ?
La maquerelle se prosterna. À côté d'elle, Zelmiane frissonnait, la peau granulée de chair de poule.
— Puissant sire, dit la vieille, si vous me payez en or, on me le volera. Alors que le blé me fera manger à ma faim.
Wiolan Hazuka sourit avec hauteur, mais la sagesse de la maquerelle l'avait frappé, lui qui était réputé dans toute l'île de Kulin pour son appétit d'ogre.
— Dix boisseaux de blé, annonça-t-il.
La femme était toujours prosternée. Elle ne fit pas un mouvement mais gémit :
— Puissant sire… Une fille si belle, si jeune… et vierge ! Dix boisseaux de blé alors qu'elle en vaut au moins trente !
— Trente ! (Wiolan Hazuka considérait l'entremetteuse, courroucé.) Trente ! répéta-t-il. Tu m'insultes en exigeant un prix aussi exorbitant ! Tu mériterais que je te fasse crucifier !
La vieille tremblait de peur autant que Zelmiane de froid. Les guerriers contemplaient les deux femmes comme ils l'auraient fait d'excréments de chien. Wiolan Hazuka jeta à la jeune fille un regard en coin. Il la désirait. Son visage d'enfant, son corps que nul n'avait défloré, mais aussi une sensualité cachée qu'en habitué de l'âme humaine il devinait sous l'apparence froide, tout cela lui fouettait le sang, bien qu'il eût plutôt goût aux jeunes garçons qu'aux jeunes filles.
— Tu auras vingt boisseaux de blé, et tu seras exemptée de l'impôt pour les deux années à venir, gronda-t-il. Va-t'en, maintenant !
L'entremetteuse se redressa, s'inclina à plusieurs reprises et sortit à reculons sans que nul ne daigne seulement la regarder, pas même Zelmiane.
Wiolan Hazuka n'avait d'yeux que pour son acquisition.
— Es-tu heureuse de devoir vivre dans mon palais ? interrogea-t-il.
— Oui, seigneur, répondit la fillette.
Wiolan sourit.
— Orka !
Le soldat fit un pas en avant.
— Qu'on aille chercher mon fils !
Le garde se retira, après s'être brièvement incliné. Wiolan Hazuka s'enfonça lourdement dans ses coussins. Il ne prononça pas une parole jusqu'à ce qu'Orka revienne, accompagné d'un garçon d'une dizaine d'années qui s'inclina profondément devant lui.
— Akhebo, dit le seigneur à son fils, approchez !
L'enfant s'avança. Il avait le regard hésitant. Malgré son jeune âge, il portait un sabre de bois au côté, tout comme Orka portait le sien, de métal. Ses traits étaient fins et gracieux. Il s'efforçait à l'impassibilité du guerrier qu'il serait un jour.
— Il convient qu'un garçon voie comment un homme honore une femme et qu'il se souvienne de la leçon, décréta Wiolan.
Akhebo s'agenouilla devant son père et jeta un regard incertain à Zelmiane.
— Sortez tous ! ordonna le seigneur.
Les gardes obéirent, s'inclinant avant de quitter la vaste salle.
— Approchez, Zelmiane.
La jeune fille sembla flattée que son maître lui parle avec un nouveau respect. Elle obéit.
— Dansez, s'il vous plaît !
Lentement, avec des mouvements pleins de grâce et sans se soucier apparemment d'être nue, Zelmiane se mit à danser. Ses gestes, ses pas, étaient extrêmement ritualisés. Wiolan Hazuka avala une salive épaisse. Zelmiane ressemblait à une miniature sculptée dans le marbre le plus précieux. Elle avait des seins minuscules, qui contrastaient avec la largeur de leurs aréoles très sombres et la grosseur des boutons qui les ornaient, des hanches étroites, de longues jambes. Elle grandirait, s'épanouirait et deviendraient réellement femme. Mais pour l'heure, elle n'était que fruit vert, et Wiolan, à l'avance, sentait ses dents s'agacer à la saveur de ce fruit.
— Viens ! ordonna le seigneur en ouvrant les pans de sa robe.
Obéissante, Zelmiane s'installa sur ses cuisses grasses, les jambes ouvertes. Wiolan gloussa de plaisir en voyant le petit sexe qu'il allait pénétrer dans quelques instants.
— Défais-moi !
Habilement, la jeune fille entreprit de dénouer le pagne de son maître. Wiolan la laissa faire, savourant le contact des doigts fins sur sa peau que la transpiration rendait moite. Sa virilité pointait.
Zelmiane la saisit entre ses doigts, la flatta et la caressa. Bientôt, Wiolan Hazuka n'y tint plus. Il prit sa compagne par les hanches et, d'un mouvement brusque, l'attira sur son ventre. D'elle-même, Zelmiane le guida. La fillette cria à la pénétration brutale de son sexe vierge par le pieu du seigneur, mais, immédiatement, elle se mit à l'unisson du désir de l'homme, joignant ses gémissements aux siens.
Akhebo regardait la scène, les mâchoires serrées. Ni Wiolan Hazuka, ni Zelmiane ne virent ses yeux qui flamboyaient…